En cette année sombre de covid, de confinements et leur cortège de misère et d’agacement, je me suis souvent posé la question du rôle de mes activités de montagne et en particulier de l’escalade et de l’alpinisme dans mon équilibre.
J’étais récemment dans une belle voie des Aravis au rocher magistralement sculpté. Nous dominions le Grand Bornand de haut et louvoyons de dalles en cannelures. L’eau a ici usé le calcaire en artiste, créant des gouttes, des festons, des rotondités qui indiquent une voie possible. Quelques randonneurs passaient au pied. Les cloches des vaches au loin. Et nous deux, seuls au monde dans la verticalité. J’étais dans un passage difficile (pour moi) en 6b en adhérence sur une dalle lisse, quelques mètres au-dessus du dernier point d’assurance. Il me restait un ou deux pas à trouver pour pouvoir de nouveau m’assurer. La chute potentielle de plusieurs mètres me faisait peur, comme tout vieil alpiniste qui a douté de la solidité des pitons. Il m’est arrivé d’en arracher, mais même maintenant, malgré le spit tout neuf, je rechigne à tomber. Et cette dalle inclinée où je pourrai me cogner. Les plus jeunes n’hésitent pas à sauter. Personnellement je refuse cette option vécue comme un affront ! Je devais donc me concentrer. Une prise me permit de frotter le bout de mes chaussons pour maximiser l’adhérence de la gomme. Mains à plat, je cherchais les minuscules grattons, disons plutôt les microscopiques plans inclinés pour poser le bout de mes chaussons en espérant que cela tiendrait. La vie au bout des doigts de pied. Beaucoup crieraient à l’absurdité de la situation. Quelle idée d’aller se mettre dans pareille galère !
La notion de risque volontaire et maitrisé fait partie du sel de l’escalade. En cette année 2021, les mauvaises nouvelles s’accumulent pour le monde et pour nous. Alors pourquoi ne pas « se contenter » des assauts du hasard, sans avoir besoin d’en ajouter? C’est pourtant dans ces moments de tensions que j’éprouve encore plus la nécessité de me confronter à ces absurdités montagnardes. Contrairement au virus qui nous tombe dessus. Contrairement à la maladie grave qui est toujours chez les autres, sauf cette fois. Contrairement à l’accident de voiture qui nous guette à notre retour. Dans tous ces cas, on essaie d’encaisser et de s’adapter en faisant confiance aux remèdes mis à disposition par l’humanité : vaccins, traitements, airbags… Mais seul, face à moi-même sur ma dalle, j’évacue tous les malheurs du bas. Je me concentre, je sais et je sens que cela va tenir. Mon équilibre ne tient à rien, mais autant à la gomme de mes chaussons qu’à ma détermination. Un simple mouvement de balancier, puis un autre et encore un. Ne pas bloquer sa respiration, la tête vidée, j’oublie tout et prends simplement plaisir à ce mouvement de chorégraphie si souvent répété. Et au bout, je clippe le piton généreusement planté par cet ouvreur génial. Une salve de bonheur me parcourt. Là et maintenant rien n’était dû au hasard. Ma vie est là, tenue entre mes mains. En ce court instant, j’ai évacué tous les malheurs, les soucis. Je me sens juste bien. Je jette un coup d’œil à Monique qui m’assure. Le lien de confiance entre nous deux est naturel, osmotique. L’espace autour est trop beau. J’aurais envie de hurler ma joie de vivre. Comment expliquer à d’autres cette sensation de bonheur jubilatoire, de sérénité, de « reset » que procure quelques mouvements de danse verticale.
En montagne, il est difficile de rester en deçà de « l’équilibre du hasard ». C’est ce point de rupture où le risque acceptable et maitrisé, fait place au hasard incertain. Il y a l’aléa intrinsèque comme celui que l’on prend chaque fois que l’on monte dans un véhicule. En alpinisme, il doit être assumé : chute de pierre, avalanche, orage non prévu…. Mais au-delà, il est différent et dangereux de passer sous un sérac, de sortir à ski le lendemain d’une grosse chute de neige ventée, de tenter le diable sous un temps menaçant, de choisir une voie « un cran au-dessus de ses capacités du moment »… En haute altitude, il est difficile de reculer quand après tant d’effort, au dernier camp, il faut faire demi-tour. Où est la limite ? Les grands alpinistes sont des gens audacieux et souvent trop. J’aime toujours les Rébuffat, Desmaison qui bâtirent mes rêves de jeunesse. J’admire les Messner, Bonatti, Profit qui surent passer « entre les balles » et s’arrêter juste à temps. Mais quand on est contraint par des caméras, des sponsors, un sommet himalayen complexe ou ses propres démons, il est facile de franchir la crevasse de trop. La grimpe en solo reste pour moi à la limite du suicidaire. Je n’aime pas la promotion que l’on en fait par les médias, même si je respecte ceux qui la pratique. La montagne n’est pas cela, c’est bien plus. Dans le solo, il y a la part de périls que l’on ne pourra jamais maitriser. La prise qui casse, la pierre qui tombe, le malaise passager. J’ai perdu beaucoup trop de copains qui se sentaient invincibles, des alpinistes de grand talent qui en fait, allaient mal. Mes rares solos ou engagements extrêmes ont été pour suivre des compagnons, sans oser leur dire non. Erreurs de jeunesse et jours de chance. La vie se charge déjà trop souvent de hasards malveillants.
L’escalade permet de vivre et revivre ces moments uniques, intenses où la cordée prend tout son sens, où les gestes de la grimpe permettent à la vie de faire une pirouette à la chute. Chacun peut aussi trouver dans la confrontation avec la nature ou dans le sport, son propre exutoire, heureusement. Nos autres activités de montagne, comme la randonnée à ski, le VTT, le trek nous donnent le temps de penser en pratiquant. Et c’est extrêmement créatif et récréatif. Mais l’escalade a cette propriété unique d’obliger à ne plus penser, à faire le blanc pour appréhender et gravir un pas, une falaise ou une immense paroi. Le haut alpinisme que je pratique moins souvent aujourd’hui, est la version aventureuse et longue de cette même recherche. La beauté de la montagne, ce qu’il faut montrer dans les médias est là. Pas besoin d’exploits à la limite du morbide. L’aventure se gère et nous oblige.
Voilà. Je viens juste de franchir mon passage. La voie se poursuit. Mes pieds me font mal dans mes nouveaux chaussons. Mes bras souffrent du manque d’entrainement. Je ressens le poids des années aussi. Mais les longueurs s’enchainent. Nous cheminons à deux dans ce désert de pierre vertigineux. Confiant en l’autre, sûrs de notre expérience. Peu importe le sommet qui s’arrête ici quand le rocher n’a plus d’intérêt. Le baiser tout en haut. Un en-cas partagé. Et nous filons vers le bas par de grands rappels plein vide. Retour à la vie ? Ou simplement retour vers le plancher des vaches après avoir volontairement tutoyer le paradis ?
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